La folie à travers le prisme de Michel Foucault/MOHAMMED-SALAH ZELICHE
Le langage à l’épreuve de l’insensé, de la vérité
par
MOHAMMED-SALAH ZELICHE
La notion de langage est
vaste et peut englober jusqu’au discours de la folie. D’ailleurs aussi déments
soient-ils, les propos du fou ne sont guère dépourvus de vérité. Dans les
textes particulièrement marqués par « une expérience radicale du langage », ceux de Hölderlin, Roussel, Artaud,
Bataille, Michel Foucault (1926-1984) trouve les limites à la fois de l’œuvre
et de son auteur. Il révèle en effet que la littérature emprunte souvent le
même parcours que celui de la folie. Auteur de la très réputée Histoire de la folie (Gallimard, 1972),
il entend situer précisément l’endroit de cette coïncidence.
La dimension du moi de
l’auteur, présente dans l’œuvre, sinon accompagnant son élaboration, ne peut
cacher la part de son pathos, a fortiori quand il s’agit d’un pathos sévèrement
développé. Et l’œuvre et son auteur dans ce cas, se retrouvent en situation d’aporie
et de rupture. Comme si l’œuvre exigeait de son auteur qu’il ne consacrât qu’elle
(ou qu’il ne se consacrât qu’à elle). Et comme si sa vie ne fût rien d’autre
qu’elle et le représentera comme son âme profonde, sa conscience indomptable, sa
vérité ou sa tutrice dominatrice.
C’est un tragique rapport
qui se développe, par lequel l’art prend toute la place, exigeant pour ainsi
dire de l’artiste qu’il s’investisse totalement dans son œuvre ou qu’il
l’abandonne. D’emblée, il y a deux vies distinctes : celle de l’auteur et
celle de l’œuvre. Et chemin faisant, l’œuvre va vouloir entrer en fusion avec
son créateur. Sa vérité à elle est à ce seul prix.
Or, la vérité consistant
dans la totale liberté, dans l’exigence abusive et le pouvoir sans limite,
pousse l’artiste à se dessaisir de
son œuvre. Soulignons que vie et vérité sont ne peut plus intimement liées. Et
dans cet ordre des choses, nécessairement, les scènes transcrites dans le récit
se structurent à l’identique des névroses. De sorte qu’à ce niveau de
l’évolution de la relation œuvre/sujet, Foucault repère l’instant fort intense
où le divorce devient inévitable. Il s’agit de l’instant où la folie n’accepte
plus aucun partage.
Là, tout prend fin. Rien
qui puisse se faire ensemble désormais, l’extrême limite étant atteinte.
L’œuvre ni l’artiste ne le toléreraient, le danger est imminent, ce serait
enfin assister à sa déliquescence, à son effondrement propre, que d’aller
au-delà de cette limite.
Au moment où l’homme et l’œuvre doivent
parler de la même chose, le lien inévitablement doit rompre et le cheminement
commun s’arrête, prend fin. Foucault appelle cette limite « une expérience
radicale du langage ». Le langage, n’étant pas habilité à assumer le rôle
de la vie, s’éclipse nécessairement à cet instant précis. Il ne peut tolérer la
charge que veut lui faire assumer l’existence attendu qu’ils n’appartiennent
guère au même système : lui seul « forme le système de
l’existence ». Force donc est de constater qu’il lui est demandé, à
l’œuvre, l’impossible. Et elle ne peut répondre que par « l’absence
d’œuvre ».
Foucault trouve là ce qui peut
définir et situer la folie. La limite imposée par le discours risque d’être la
limite de la parole sensée. L’on sait
à quel point un fou est généralement associé à son discours décrété comme in/sensé.
Poser donc le problème de la folie de cette façon c’est le poser sous l’angle
du langage et de l’impossibilité pour ce langage de canaliser le flot violent
de sens. En tout cas, « l’absence d’œuvre » signifie l’exclusion dont
la littérature ainsi que la folie sont atteintes à l’instant où le "raisonnable"
paraît être transgressé, ou que l’in/sensé aspire à la dimension dévolue à la
parole.
Capture de la folie ou capture de la parole
Les problèmes que posait la folie à la
société étaient résolus par une mise en internement systématique et une
privation de la liberté. Était privé de liberté le fou mais aussi sa parole
jusqu’en 1794, date à laquelle Pinel suite à la constitution de la psychiatrie,
fit libérer les enchaînés de Bicêtre. Ce qui au regard de Foucault ne signifia
pas d’autre qu’une nouvelle forme de capture de la folie.
Le patient, en tout cas,
était souvent soumis à un traitement qui lui ôtait jusqu’à sa volonté. Le
problème de la connaissance de la folie, voire du rapport de l’homme, du
savant, du philosophe à la folie resta donc toujours posé. Certes, avec Pinel
et Tuke, l’idée d’une folie singulièrement négative fut abrogée puisque
désormais considérée comme maladie mentale, c’est-à-dire considérée comme
typiquement humaine. Mais la liberté du fou restait en soi sa vérité et
l’expérience classique de la folie n’était dépassée qu’en apparence.
Restait posée la question
de l’être et du non-être qui nous ramène à Descartes (cf. Méditations, p. 57), soit au fameux « je pense donc
j’existe » qui place la folie aux antipodes de la pensée, de la
philosophie et de la raison. La vérité n’est possible, selon Descartes, qu’à
partir du doute méthodique, éventuellement aussi à partir des rêves et de
l’erreur, non à partir de la folie exclue et sommée de se taire.
Plane donc sur la parole
du fou une interdiction permanente que ne sauraient accréditer en principe la
science, la connaissance et la philosophie. La psychiatrie, dont l’effet sur la
folie est le même que celui de la raison, par conséquent, ne peut être la
réponse adéquate et légitime, explique Foucault. En prenant position, celui-ci
n’en méconnaît pas pour autant que la liberté est difficile d’appréhension,
étant à l’horizon de la folie : « Entrevue dans les régions extrêmes
où la folie pourrait parler d’elle-même, elle [la liberté] n’apparaît plus
ensuite, dès que le regard se fixe sur elle, qu’engagée, contrainte et
réduite ». (Histoire de la folie,
Gallimard, 1972, p. 532).
Le philosophe, de la
sorte, loin de négliger la conception qu’a l’institution psychiatrique de la
folie, écarte aussi l’idée d’une pensée confuse, d’une élaboration moindre,
mais tout de même évoque la nécessité d’une structure cohérente. Celle de la
psychiatrie demeure incapable de saisir la vérité du fou, par là ne recueille
que « l’ironie des contradictions ». Il y a là en effet qui opère par
détournements : l’espace de liberté du fou n’est plus le même et est
considérablement réduit, il n’est innocent que dans l’absolu d’une non-liberté,
on détache ses chaînes mais on le dépouille de sa libre volonté (cf. ibid., p. 533).
C’est, finalement, l’histoire de la liberté du fou qui se met à se raconter à
travers les péripéties de la folie, voire ses « impossibles désirs et la
sauvagerie d’un vouloir, le moins libre de la nature » (p. 534).
La réflexion de Foucault
dans son versant historiciste, montre clairement le passage de l’état d’Étranger
par rapport à l’Être à l’état d’Étranger par rapport à soi. Il montre en fait
comment le langage de la folie commence à évoquer « le monde moderne, ses
pouvoirs, l’inquiétude de l’homme, la vérité de l’homme et la perte de cette
vérité ; par conséquent, la vérité
de cette vérité » (p. 535).
Considérant le foisonnement au XVIIe et
XVIIIe siècle des textes où il est traité de la folie, et considérant
l’absence de littérature de la folie dans l’âge classique, on peut convenir que
la folie, même si elle continue d’inquiéter, cesse de paraître absolument
absurde et donc finit par être écoutée comme un discours dont la vérité est en
dehors de lui.
Le Neveu de Rameau, et par la suite de nombreux écrits, annonce une
littérature de la folie qui s’exprime à la première personne, tenant de vains
propos et dans une grammaire insensée des paradoxes, énonçant quelque chose qui
entretient un rapport essentiel à la vérité (pp. 535-536). Foucault à juste
titre et dans cette lancée observe :
« Ce rapport commence maintenant à se
débrouiller et à se donner dans tout son développement discursif. Ce que la
folie dit d’elle-même, c’est, pour la pensée et la poésie du XIXe, ce que dit
également le rêve dans le désordre de ses images : une vérité de l’homme,
très archaïque et très proche, très silencieuse et très menaçante : une
vérité en dessous de toute vérité, la plus voisine de la naissance de la
subjectivité, et la plus répandue au ras des choses ; une vérité, qui est
la profonde retraite de l’individualité de l’homme, et la forme inchoative du
cosmos […] » p. 536.
L’auteur du discours : une simple fonction
Que l’on se réfère à Althusser, Lacan,
Barthes ou Foucault, l’individu est saisi dans un ensemble de règles, soit dans
un système de conventions et de grammaires, déterminants de la nature de ses
rapports au monde. Cette tendance dès les années 1960 s'oppose à la conception
existentialiste et à l'idée soutenue du modernisme artistique, celles-ci
élevant l’auteur à la dimension d’un individu « singulier » qui
aurait atteint une forme développée, hautement accomplie.
Des noms, tel celui de
Van Gogh, sont souvent cités pour souligner leurs destins particulièrement
tragiques, en tout cas qui plaident en faveur de l’originalité, de
l’authenticité caractéristique tant de la création que de la modernité. À ce
sujet, pour remettre en question ce rôle singulièrement génial du créateur, on
a souvent usé de l’expression « la mort de l’auteur ».
L’auteur c’est avant tout un nom. Se
regroupent autour de ce nom des textes dont la filiation est attestée par un
rapport d’homogénéité, de réciprocité ou de concomitance. Le statut d’auteur
place le texte en dehors de la banalité et de ce qui se dit au quotidien ;
ceci, par conséquent, voue le discours à exister,
à avoir une temporalité et à agir sur l’utilisateur. Or, toute parole ne
saurait nier appartenir à une culture donnée – de là, son statut et le mode d’être de son auteur. L’inscription de
cette parole au sein d’une société, si elle témoigne de son appartenance, ne
l’en conduit pas moins à être confrontée aux autres discours.
La fonction auteur
renvoie au « fonctionnement de certains discours à l’intérieur d’une
société ». Voir « Qu’est-ce qu’un auteur » in Bulletin de
la Société française ; n° 63, Paris, 1969. Repris dans Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, tome I,
Gallimard, Paris, 1994.
L’auteur de L’histoire de la folie à
l’âge classique, du fait de cette confrontation, appréhende la notion
d’auteur dans son aspect moral, considérant la responsabilité qu’implique ce
discours si singulier : est puni en effet l’auteur, si son texte est
transgressif. Voilà qui donne au texte l’envergure d’un acte véritable, pris
sérieusement en compte avant toute décision lui permettant d’accéder au statut
de propriété et d’être mis en circulation. Par conséquent, Foucault qui voit là
une possibilité nouvelle d’aborder les discours, propose :
« Peut-être est-il temps d’étudier les
discours non plus seulement dans leur valeur expressive ou leurs
transformations formelles, mais dans
les modalités de leur existence : les modes de circulation, d’attribution,
d’appropriation des discours, varient avec chaque culture et se modifient à
l’intérieur de chacune ; la manière dont ils s’articulent sur des rapports
sociaux se déchiffre de façon, me semble-t-il, plus directe dans le jeu de la
fonction auteur et dans ses modifications que dans les thèmes ou les concepts
qu’ils mettent en œuvre » (ibid.)
C’est que Foucault invite
à chercher le pourquoi des discours, c’est-à-dire les règles qui ont participé
au fonctionnement du langage, non dans ce que la liberté du sujet est capable
de transformer ou d’épaissir au niveau du texte pour provoquer du mieux
possible le sens, mais en posant ces questions :
« Comment, selon
quelles conditions et sous quelles formes quelque chose comme un sujet peut-il
apparaître dans l’ordre des discours ? Quelle place peut-il occuper dans
chaque type de discours, quelles fonctions exercer, et en obéissant à quelles
règles ? » (ibid.).
Le sujet ainsi perd ce
rôle éminent et essentiel qui serait derrière toute création ; et s’il ne
disparaît pas totalement, devient une composante, une fonction variable,
participant à la complexité du discours. C’est d’ailleurs d’être une composante
et une fonction du discours qui donne à l’auteur son statut idéologique ;
d’où la menace qui semble planer sur le monde par l’entremise des fictions et
qu’on ne peut contrecarrer qu’à travers l’auteur en personne – ce qui
d’ailleurs fait dire à Foucault que l’on est aussi économe de ses richesses que
de ses discours et de leurs significations.
Raison pour laquelle en
effet l’idée de l’existence des fictions circulant libres de toutes entraves
est inimaginable.
En
déplaçant le lieu de tous les questionnements, le philosophe entend annoncer la
mort du sujet – vouant par là le discours à ne rencontrer qu’indifférence et
reléguant ses auteurs dans le silence de l’anonymat. Il ne sera plus question
que des modes d’existence des discours, des conditions dans lesquelles ils sont
apparus, de la manière dont ils peuvent circuler.
En concevant ainsi le langage dans
son rapport à la société, à la culture, aux lois qui président aux
fonctionnements de tous genres, il est recommandé à la critique de ne plus
essayer de remonter à l’auteur, celui n’étant qu’une simple fonction du
discours, en aucun cas l’origine.